"La
révolution ne se proclame pas, ne se provoque pas. Elle s’établit sans
qu’on l’attende, sans qu’on se doute de sa présence, et se révèle après
coup, parfois longtemps après son apparition quasi clandestine. Certains
observateurs croient deviner : combien s’imaginent lucides et se
trompent ?
Gardons-nous de penser que tout soit bon et vaille la peine d’être
retenu de ce qui est apporté dans ce changement plus ou moins intégral,
que l’on appelle, et qui déçoit lorsqu’on en goûte les fruits.
La jeunesse est exaltée par la vague puissante qui déferle. Qui s’opposerait à l’enthousiasme du flux créateur ?
La grave raison pèse les conséquences. Elle choisit le possible,
l’accessible, la valeur durable. Je dis en toute tranquillité à des
esprits qui me semblent brouillons et qui mélangent des choses qui
doivent être distinguées : vouloir agir à tout prix est enfantin et
nuisible.
Voyons les réalités et les illusions de la radicale métamorphose qui
doit abolir l’écrasement des masses ouvrières par les classes
possédantes. Est-ce pour ne parvenir qu’à un changement de maîtres et un
échange de places ?
Où sont les vrais révolutionnaires ? Ceux-là ont transmuté les
vieilles valeurs. Ils apportent une conception neuve, une méthode de
libération sans ambiguïté.
Pour Han Ryner,
il ne fut pas étranger à la recherche d’une entrée dans les faits. Il a
envisagé éventualités et modes d’action. Il n’a pu s’abstraire des
leçons d’application de l’histoire. On y surprend les obstacles à
éviter, comme les failles éternelles.
Trouver une science des rapports humains ? Le mot science est bien
fort. Les jugements au domaine sociologique, sont la plupart du temps
orientés par l’autorité — au moins celle des chefs de file que l’on
tient pour avertis. Ainsi, chez nos contemporains, la révérence aux
propositions de Marx et d’Engels et de leurs suiveurs plus ou moins
fidèles, que l’on admet comme 'scientifiques'.
Or, des formules impérieuses présentées comme indiscutables ont été
démenties par les faits. Je n’en discuterai pas ici. J’y vois
l’obéissance à des théories construites par des spécialistes, dans
l’abstraction. La Science se justifie par l’observation directe.
Ce n’est pas, de ma part, pour m’incliner devant une autre infaillibilité, celle de Han Ryner
: loin de là ! Il nous sert à nous défier de la logique apparente, des
systèmes dialectiques qui voilent l’humble concret, et des affirmations
gratuites trop séduisantes.
C’est une sagesse de l’esprit aussi bien que sagesse dans le
comportement. Est-on si pressé ? Le monde attend-il impatiemment que
nous approuvions un mode de salut qui nous semble urgent ? Faut-il
parvenir en toute force de conviction à la transfiguration apocalyptique
?
Réserve, examen, attente. L’acquiescement complet se donne
lorsqu’aucune ombre ne subsiste. Ce n’est en rien pessimisme, mais
scepticisme historique et philosophique sur les forces à mouvoir.
L’avenir reste entre nos mains, dans nos volontés : nous incliner sous
les nécessités, mais en user pour les faire concourir à notre intention.
La Justice ne peut étouffer la vie, ni plaquer sous une loi
arbitraire les vivants. L’égalité mathématique n’est pas un idéal
humain. C’est une Idole qui suggère de niveler selon une moyenne
dérisoire les têtes et les pieds.
Comment s’en remettre, d’ailleurs, à des juges faillibles et
intéressés pour infliger leur justice à ceux qui ne se soumettraient pas
à leurs décrets ? Folie législatrice. Le dogmatisme use volontiers des
logiques fermées pour délirer. La persuasion qu’il apporte ne repose à
la fin que sur une foi. Son entêtement à ne point vouloir considérer ce
qui ne rentre pas dans son corset ou son armure, à affirmer comme non
advenu ce qui vit hors du système et malgré lui, fait partie, autant que
de la fureur inquisitoriale, de toute une scolastique moderne."
(Auszug aus Un individualiste dans le social: Han Ryner, Paris, 1973, S.97 ff.)