J'ai un ami qui met une bonne volonté, vraiment touchante, à comprendre les choses. Tout naturellement, il aspire à ce qui est simple, grand et beau. Mais son éducation, encrassée de préjugés et de mensonges, inhérents à toute éducation, dite supérieure, l'arrête, presque toujours, dans ses élans vers la délivrance spirituelle. Il voudrait s'affranchir complètement des idées traditionnelles, des séculaires routines où son esprit s'englue, malgré lui, et ne le peut. Souvent, il vient me voir et nous causons longuement. Les doctrines anarchiques, si calomniées des uns, si mal connues des autres, le préoccupent ; et son honnêteté est grande, sinon à les accepter toutes, du moins à les concevoir. Il ne croit pas, ainsi que le croient beaucoup de gens de son milieu, qu'elles consistent uniquement à faire sauter des maisons. Il y entrevoit, au contraire, dans un brouillard qui se dissipera, peut-être, des formes harmoniques et des beautés ; et il s'y intéresse comme à une chose qu'on aimerait, une chose un peu terrible encore et qu'on redoute parce qu'on ne la comprend pas bien.
Mon ami a lu les admirables livres de Kropotkine, les éloquentes, ferventes et savantes protestations d'Élisée Reclus, contre l'impiété des gouvernements et des sociétés basées sur le crime. De Bakounine, il connaît ce que les journaux anarchistes, ça et là, en ont publié. Il a travaillé l'inégal Proudhon et l'aristocratique Spencer. Enfin, récemment, les déclarations d'Etiévant l'ont ému. Tout cela l'emporte, un moment, vers les hauteurs où l'intelligence se purifie. Mais de ces brèves excursions à travers l'idéal il revient plus troublé que jamais. Mille obstacles, purement subjectifs, l'arrêtent ; il se perd en une infinité de si, de cas, de mais, inextricable forêt, dont il me demande parfois, de le tirer.
Comme hier encore il me confiait le tourment de son âme, je lui dis :
— Grave, dont vous connaissez le judicieux et mâle esprit, va publier un livre : La Société mourante et l'anarchie. Ce livre est un chef-d'œuvre de logique. Il est plein de lumière. Ce livre n'est point le cri du sectaire aveugle et borné ; ce n'est point, non plus, le coup de tam-tam du propagandiste ambitieux ; c'est l'œuvre pesée, pensée, raisonnée, d'un passionné, il est vrai, d'un «qui a la foi», mais qui sait, compare, discute, analyse, et qui, avec une singulière clairvoyance de critique, évolue parmi les faits de l'histoire sociale, les leçons de la science, les problèmes de la philosophie pour aboutir aux conclusions infrangibles que vous savez et dont vous ne pouvez nier ni la grandeur, ni la justice.
Mon ami m'interrompit vivement :
— Je ne nie rien... Je comprends, en effet, que Grave, dont j'ai suivi à la Révolte, les ardentes campagnes, rêve la suppression de l'État, par exemple. Moi qui n'ai pas toutes ses hardiesses, je la rêve aussi. L'État pèse sur l'individu d'un poids chaque jour plus écrasant, plus intolérable. De l'homme qu'il énerve, et qu'il abrutit, il ne fait qu'un paquet de chair à impôts. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bête sur laquelle il a posé ses suçoirs. L'État prend à l'homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail; il lui filoute sa liberté à toute minute entravée par les lois ; dès sa naissance, il tue ses facultés individuelles, administrativement, ou il les fausse, ce qui revient au même. Assassin et voleur, oui, j'ai cette conviction que l'État est bien ce double criminel. Dès que l'homme marche, l'État lui casse les jambes ; dès qu'il tend les bras, l'État les lui rompt ; dès qu'il ose penser, l'État lui prend le crâne, et il lui dit : «Marche, prends, et pense.»
— Eh bien ? fis-je.
Mon ami continua:
— L'anarchie, au contraire, est la reconquête de l'individu, c'est la liberté du développement de l'individu, dans un sens normal et harmonique. On peut la définir d'un mot : utilisation spontanée de toutes les énergies humaines, criminellement gaspillées par l'État ! Je sais cela... et je comprends pourquoi toute une jeunesse artiste et pensante, — l'élite contemporaine — regarde impatiemment se lever cette aube attendue, où elle entrevoit, non seulement, un idéal de justice, mais un idéal de beauté.
— Eh bien ? fis-je de nouveau.
— Eh bien, une chose m'inquiète et me trouble, le côté terroriste de l'anarchie. Je répugne aux moyens violents ; j'ai horreur du sang et de la mort, et je voudrais que l'anarchie attendît son triomphe de la justice seule de l'avenir.
— Croyez-vous donc, répliquai-je, que les anarchistes soient des buveurs de sang ? Ne sentez-vous pas, au contraire, toute l'immense tendresse, tout l'immense amour de la vie, par qui le cœur d'un Kropotkine est gonflé. Hélas ! ce sont là des tristesses inséparables de toutes les luttes humaines, et contre lesquelles on ne peut rien... Et puis !... voulez-vous que je vous fasse une comparaison classique ?... La terre est desséchée ; toutes les petites plantes, toutes les petites fleurs sont brûlées par un ardent, par un persistant soleil de mort ; elles s'étiolent, se penchent, elles vont mourir... Mais voici qu'un nuage noircit l'horizon, il s'avance et couvre le ciel embrasé. La foudre éclate, et l'eau ruisselle sur la terre ébranlée. Qu'importe que la foudre ait brisé, ça et là, un chêne trop grand, si les petites plantes qui allaient mourir, les petites plantes abreuvées et rafraîchies, redressent leur tige, et remontent leurs fleurs dans l'air redevenu calme ?... Il ne faut pas trop, voyez-vous, s'émouvoir de la mort des chênes voraces... Lisez le livre de Grave... Grave a dit, à ce propos, des choses excellentes. Et si, après avoir lu ce livre, où tant d'idées sont remuées et éclaircies, si après l'avoir pensé, comme il convient à une œuvre de cette envergure intellectuelle, vous ne pouvez parvenir à vous faire une opinion stable et tranquille, mieux vaudra, je vous en avertis, renoncer à devenir l'anarchiste que vous pouvez être, et rester le bon bourgeois, l'impénitent et indécrottable bourgeois, le bourgeois «malgré lui», que vous êtes, peut-être...
OCTAVE MIRBEAU
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