Zum diesjährigen Geburtstag ein Artikel mit "Aktualitätsbezug" (wenn man so will): es geht um Unruhen in Tunesien, genauer um einen Bergarbeiterstreik in der Region Gafsa, der von der französischen Volksfront-Regierung brutal niedergeschlagen wurde. Am Ende waren 17 Tote unter den Arbeitern zu beklagen. Simone Weil schreibt hierzu in der März-Ausgabe der Feuilles libres de la Quinzaine des Jahres 1937:
Le sang coule en Tunisie
« Du sang à la une » dans les journaux ouvriers. Le sang coule en Tunisie. Qui sait ? On va peut-être se souvenir que la France est un petit coin d'un grand Empire, et que dans cet Empire des millions et des millions de travailleurs souffrent ?
Le Front populaire est au pouvoir depuis trois quarts d'année, mais ou n'a pas encore eu le temps de penser à eux. Que des métallos de Billancourt sont en difficulté, et une délégation va trouver le président du conseil ; il se dérange pour aller haranguer les gars du bâtiment ; il prépare un beau discours par radio tout exprès pour les fonctionnaires qui grognent. Mais les millions de travailleurs qui souffrent, s'épuisent et désespèrent dans toute l'étendue de l'Empire français, on les avait oubliés. Tous, nous les avions oubliés.
Nous avions, il est vrai, d'excellentes raisons pour ne penser à eux.
D'abord ils sont loin. Chacun le sait, l'importance des problèmes et des hommes, la gravité des injustices, l'intensité des souffrances diminuent en raison de la distance. Qu'un homme peine sous les coups, extenué par la faim, tremblant devant ses chefs, du moment que cela se passe en Indochine, l'injustice est moins criante que lorsqu'un métallo de Javel n'obtient pas ses 15 %, ou un fonctionnaire l'abolition des décrets-lois.Il y a là un phénomène dont on pourrait chercher à établir mathématiquement la formule; sans doute, comme pour l'attraction, s'agit-il d'une variation inversement proportionelle au carré de la distance. L'éloignement diminue le poids des faits d'injustice et d'oppression sur nos esprits, de la même manière qu'il influe pour la pesanteur des objets.
D'ailleurs ces gens-là - jaunes, noirs, « bicots » - ne sont pas de la même espèce que nous. Ils ne sont pas faits comme nous. Eux, ils ont l'habitude de souffrir et de s'asservir. C'est bien connu. Depuis le temps qu'ils crèvent de faim et sont dépourvus de tous droits, ils s'y sont accoutumés. La meilleure preuve, c'est qu'ils ne se plaignent pas. Ils se taisent, donc ils sont contents. Au fond, ils sont faits pour la servitude. Ils ont un caractère servile. Sans quoi ils résisteraient.
Il y en a bien quelques-uns qui résistent, mais ceux-là, c'est une poignée de « meneurs », d'« agitateurs », des excités, vraisemblablement manoeuvrés par Franco et Hitler, et à l'égard de qui on ne peut employer que des mesures de force, comme la dissolution de l'Étoile Nord-Africaine. Au reste, la tragédie de ces gens-là n'a rien de spectaculaire. Du moins c'était le cas jusqu'au dernier incident. Des fusillades, des massacres, ce sont des choses qui parlent à l'imagination, qui font sensation, qui font du bruit. Mais les larmes versées en silence, les désespoirs muets, les révoltes refoulées sous la pression de la contrainte, la résignation accablée, l'épuisement, la mort lente - est-ce que cela compte ? Les gosses tués sous les bombes à Madrid provoquent un frisson d'indignation et de pitié. Mais tous les petits de dix ou douze ans, affamés et surmenés, qui ont péri d'épuisement dans les mines indochinoises, nous n'avons jamais pensé à eux, eux dont notre pays a la responsabilité directe. Ils sont morts sans que leur sang coule. De pareilles morts ne comptent pas; ce ne sont pas de vraies morts.
Sans doute, jamais personne de nous n'a exprimé publiquement toutes ces raisons de notre indifférence. Mais est-ce que ce n'était pas là, au fond de nous-mêmes, nos vraies raisons? Nous n'en avions aucune valable.
Au fond, nous - et par nous, j'entends tous les adhérents au Rassemblement populaire, sans exception - nous avons la même mentalité que la bourgeoisie. Les bourgeois ne sont nullement insensibles à la misère; ils peuvent s'émouvoir d'un mendiant rencontré sur leur chemin ; seulement la distance des Champs-Elysées à Billancourt dépasse la puissance de leur imagination, comme pour nous, la distance de Paris à Saïgon. De plus, ils considèrent les ouvriers comme des êtres d'une autre espèce, née pour la fatigue, les privations, l'obéissance et ils trouvent la preuve qu'un tel régime convient au peuple dans le fait que le peuple se tait, alors qu'eux-mêmes imposent ce silence par la contrainte la plus brutale et traitent avec une rigeur impitoyable ceux qui osent élever la voix. Les choses se passaient ainsi, en France, avant juin [1936]. Et nous aussi, Français de « gauche », nous faisons peser sur les indigènes des colonies la même contrainte, la même terreur qu'ils subsissent depuis tant d'années; et nous croyons trouver dans le silence que nous leur imposons, et qu'ils observent par force, une excuse suffisante pour ne pas penser à eux.
Il a fallu que le sang coule. Tant qu'il n'avait pas coulé, nous n'avons pas accordé une pensée aux millions d'êtres humains qui n'espéraient qu'en nous, qui du fond d'un abîme d'esclavage et de malheur tournaient les yeux vers nous, et qui depuis neuf mois, sans fracas, sans bruit, passent progressivement de l'espérance au désespoir.
Est-ce que la bourgeoisie grande et petite ne manifeste pas sa bêtise, sa brutalité, son esprit borné principalement dans le fait qu'elle s'intéresse à un crime, à un suicide, à un accident de chemin de fer, et ignore que des milliers de vies sont lentement écrasées, broyées et détruites par le jeu quotidien de la machine sociale. Pour les bourgeois, la question sociale commence à se poser le jour où elle donne lieu à des nouvelles assez sensationelles pour faire passer les crimes en deuxième page.
Et nous aussi, nous sommes exactement pareils. Il faut, pour attirer notre attention, que la tragédie coloniale prenne la forme de fait divers, seule accessible à notre sensibilité et à notre intelligence rudimentaires. Dès maintenant, nous ne pouvons plus nous vanter que l'« expérience » se déroule sans effusion de sang. Du sang l'a souillée.
Il est facile de de dire qu'on recherchera les responsabilités, de parler de sabotage. Il n'y a besoin d'enquête pour savoir où sont les responsabilités. Que chacun de nous se regarde dans la glace, il verra l'un des responsables.
Sans doute, quelqu'un a donné l'ordre de faire marcher la troupe contre nos malheureux camarades mineurs. Mais cet ordre n'est pas la seule cause du drame. Il y a une cause d'ordre plus général, c'est que le Front populaire n'a pas accordé aux travailleurs indigènes des colonies les libertés démocratiques qui sont indispensables pour l'organisation et pour la lutte; c'est qu'il n'a pas étendu jusqu'à eux la protection qu'il a accordée aux ouvriers français dans leur action revendicative.
Ce n'est pas le Gouvernement qu'il faut mettre en cause. Nos camarades chargés de responsabilités gouvernementales sont si accablés, si surmenés, si tiraillés en tous sens, que leur activité dépend pour une grande part des préoccupations qu'on leur impose. Si, par exemple, Léon Blum avait eu l'impression que nous sommes plus préoccupés de l'esclavage colonial que des traitements des fonctionnaires, il aurait consacré aux problème colonial le temps qu'il a passé à préparer aux fonctionnaires un beau discours.
Quoi qu'il en soit, il faut bien reconnaître que l'œuvre coloniale du gouvernement se réduit à peu prés jusqu'ici à la dissolution de l'Étoile Nord-Africaine. On dira que le programme du Rassemblement populaire ne prévoit pas de réformes coloniales. La dissolution non motivée de la courageuse Étoile Nord-Africaine n'y était pas prévue non plus. Les morts de Tunisie non plus, d'ailleurs. Ce sont des morts hors programme.
Quand je songe à une guerre éventuelle, il se mêle, je l'avoue, à la crainte et à l'horreur qu'inspire une pareille image, une pensée quelque peu réconfortante. C'est qu'une guerre européenne pourrait peut-être bien servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre indifférence et notre cruauté.
Ce n'est pas une perspective riante, mais le besoin d'une justice immanente y trouve une certaine satisfaction.
(nach den Oeuvres complètes, II: Ecrits historiques et politiques; tome 3: Vers la guerre (1937-1940), 1989, S.128-131).