Dezember 07, 2012

151 Jahre Han Ryner

Déterminisme et liberté
 
Celui qui refuse de mêler la métaphysique à son effort vers la sagesse devrait, sans doute, négliger l’objection déterministe. Sans même apercevoir les difficultés que pourraient lui opposer les sceptiques, les idéalistes ou ces métaphysiciens qui agitent au fond des choses et des phénomènes la contingence et le caprice, le savant se met à l’œuvre.
Mais écarter, pour des raisons méthodiques, un problème qui se présente avec un aspect menaçant, ne serait-ce pas prendre trop au sérieux et le problème, et la méthode, et soi-même ? Les fils du rire philosophique ne s’abritent point derrière les durs barreaux de la méthode et ils n’enferment pas dans une cage le problème qui rugit. Le bruit de leur joie arrive aux oreilles comme une musique puissante et c’est son écho que les anciens entendaient quand ils louaient la lyre d’Orphée. Parmi ses éclats, nous jouons négligemment avec les fauves. Nous n’y avons nul mérite : leurs griffes et leurs dents sont des créations du sérieux des philosophes, la seule chose effrayante qu’on puisse rencontrer en philosophie.
J’évoque donc ce que les génies et les nigauds ont dit sur la question, j’examine chacune de leurs paroles. Trouverai-je en quelqu’une d’elles un commencement de démonstration de l’universelle nécessité, ou de la liberté humaine, ou de l’universelle liberté ? Rien qui y ressemble. Regardés en face, les prétendus arguments reculent, balbutient, finissent par mendier humblement le déterminisme comme un postulat de la science ; la liberté, comme un postulat de l’action. Je veux vivre harmonieux et je ne me refuse pas au savoir : je suis tenté d’abord de tout accorder, ici comme là, sans trop m’émouvoir de la contradiction. Apparente ou réelle, insoluble ou faite d’une brume inconsistante, la contradiction, après tout, se produit aux profondeurs métaphysiques, joyeux domaine des antinomies. Bientôt je souris, amusé : mon attitude contradictoire, je viens de m’en apercevoir, est celle de tous les hommes. Leurs négations verbales sont faites d’inconscience. Chacun de leurs gestes est un acte de foi au déterminisme et ensemble un hymne à la liberté. Si le déterminisme avait la rigueur négative que postulent certains savants et qui leur semble nécessaire à la science, voici que la science elle-même deviendrait impossible. Construire la science, c’est agir. Si tout est déterminé d’avance, aussi le sera la direction de ton regard, ô physicien qui cependant te proposes d’observer tel phénomène tout comme si tu étais libre de regarder où tu veux. Ton effort pour étudier le monde affirme la liberté, exactement dans la même mesure que mon effort pour me connaître moi-même. De la loi observée, tu tires des conséquences industrielles ; tu fais un geste aussi libre que moi lorsque de la connaissance de mon être je tâche de faire sortir le perfectionnement et l’harmonie de mon être. Jusqu’à ton application à prouver le déterminisme qui est un démenti à l’omnipotence du déterminisme. Pour me convaincre, au lieu de laisser tes pensées dans leur désordre premier, voici que, tel un général range son armée, ta volonté les ordonne selon une logique hargneuse. Toute tentative de raisonnement contient une affirmation de la liberté. Par le déterminisme logique — forme peut-être un peu grossière de la liberté intellectuelle — tu échappes au déterminisme physiologique ou psychologique qui t’imposait des idées dispersées, désarmées et imprécises. Ainsi la science, mère du déterminisme, est fille de la liberté.
L’action ne risquerait-elle pas, comme la science, de se détruire elle-même, si elle s’obstinait à ne postuler qu’un des deux contradictoires apparents ? Quel geste ferai-je encore, si je n’attribue pas à chacun de mes gestes une vertu causale, si je ne prévois pas quelques-uns de ses résultats ? Pour que j’agisse, il faut que je me croie libre ; il faut aussi que j’espère nécessiter l’avenir, au moins mon avenir intérieur. Si je cueille un fruit, ce n’est pas seulement parce que mon bras n’est pas paralysé physiologiquement ; c’est aussi parce que ce fruit, je le sais, calmera ma soif ou ma faim. Détruire ma croyance au déterminisme, ce serait me supprimer tout motif d’action et briser le ressort même de ma liberté.
Les deux contraires affirmés simultanément par chacun de mes gestes et même — puisque toute parole est un acte — par les mots dont je me servirais pour les nier, ce n’est pas au savant ou au sage, c’est au métaphysicien à rêver leur accord profond. Ainsi il réparera le mal qu’il a causé.
Car ces contraires ne deviennent intolérants et contradictoires que par la faute du métaphysicien qui sévit secrètement dans le savant ou dans le moraliste. Le déterminisme, envahisseur comme un déluge, prétend couvrir jusqu’aux plus hauts sommets : c’est pour obéir à mon besoin métaphysique d’affirmer l’unité. La contingence se montre exigeante comme une folie de révolte : c’est pour satisfaire un autre désir métaphysique, pour saisir, dans l’individu, l’absolu le moins fuyant et le moins décevant. Que ne suis-je assez raisonnable pour me transformer d’absurde métaphysicien qui affirme en joyeux poète qui rêve ? Les rêves ont des souplesses qui se marient. Les affirmations sont des brutalités qui laidement se bousculent.
O beauté large et sinueuse, comment te chanter par des mots assez précis pour te désigner, assez vagues pourtant et caressants pour ne point te détruire ? Le déterminisme a son domaine, la liberté a le sien ; et cependant l’un et l’autre emplissent magnifiquement l’univers. Ne nions pas la moitié des problèmes sous prétexte de les résoudre. Ne tranchons pas, pauvres Alexandres affolés à la complexité adorable du réel, la grâce mille fois repliée des nœuds gordiens. Elargissons-nous au lieu de rétrécir les questions.
La beauté émouvante du Baiser qu’est l’univers, comment devient-elle, aux dogmes des philosophes, grimace et hostilité ? Ils ne touchent pas au mystère avec assez de tremblement et de délicatesse amoureuse. Ils ne cherchent pas à faire résonner sur l’instrument merveilleux les formules qui chantent et qui fuient ; mais, pour obtenir toujours la même note, ces barbares arrachent à la lyre une partie de ses cordes. Essayons l’harmonie qui ne pèse pas, qui n’insiste pas, qui bientôt, pour faire place à l’harmonie complémentaire, s’envole et se dissout. Que les ailes continûment balancées de nos rêves croisent dans les airs charmés des souvenirs de musiques.
Le déterminisme n’est pas l’ornière étroite et penchante où grince mon char. Au bord d’une route royale, il dessine des ravins où, sous le frémissement des verdures, gazouille la continuité des ruisseaux. La cage où l’oiseau volette de l’un à l’autre barreau et varie mille fois ses attitudes, est-ce le déterminisme ? Tout au plus celui des mœurs et de la loi civile. Mais la loi naturelle est le soutien même de ma liberté, l’air qui porte le frémissement de mon vol. Et l’air, certes, ne s’étend pas à l’infini, mais il est peut-être plus vaste que mes forces et que mes regards. Pourquoi n’y a-t-il de science que du général, sinon parce qu’il est impossible de prévoir le tout d’un phénomène futur ? L’attribut de l’omniscience est une de ces contradictions criardes et profondes qui empêchent le concept d’un dieu personnel de devenir harmonieux et, pour quiconque pense avec grâce, concevable. Voici le statuaire devant un bloc de marbre. Qu’est-ce que le savant nous apprendra de la statue future ? Il affirme qu’elle pèsera moins que le bloc et il ajoute d’autres détails naïfs concernant la matière. Mais que de choses il ignore concernant la forme et, par exemple, celle-là seule qui importe, à savoir si la statue sera belle ou laide, chef-d’œuvre ou besogne vulgaire ! Ne serait-ce pas que le déterminisme est maître au royaume de la matière ? Ne serait-ce pas que la liberté est une forme, mère des formes ? Mais hâtons-nous de défendre la fluidité de ces formules analytiques. Ne leur permettons pas de se préciser et de se solidifier : leur glace écarterait le baiser des choses, puis fendrait et pulvériserait les choses elles-mêmes. Qu’elles continuent leur écoulement fertile sous le tiède et libérateur zéphyr de formules synthétiques. Il ne peut y avoir de forme que portée par quelque matière, il ne peut y de matière sans quelque rudiment de forme.
La grande beauté du déterminisme, c’est qu’il rend le monde intelligible. Mais le réel est-il intelligibilité et subit-il, ailleurs que dans mon esprit, les exigences de mon esprit ? L’enchaînement déterministe crée en nous l’ordre du cosmos. Qu’on y prenne garde cependant. Si on lui permet une tyrannie exclusive, ne va-t-il pas détruire lui-même son œuvre ? Ne va-t-il pas tout réduire à un mécanisme passif, mort, qui ne saurait se suffire ? Ne va-t-il pas ruiner d’un coup l’infini éternel et la possibilité du commencement ? Par quoi serait déterminée l’éternité, ou le premier mouvement, ou la première pensée ? A force de river les choses les unes aux autres, il fait tomber sous le poids trop alourdi l’anneau qui porte les choses.
Consens donc qu’on te fasse ta part, déterminisme aveugle qui te détruirais toi-même et l’univers avec toi. Reste le souverain du mécanisme, de la matière, de la passivité. Enorgueillis-toi : partout il y a lourdeur et matière. Humilie-toi : nulle part, la matière n’est tout. J’aime ton effort héroïque, déterminisme, bégaiement de la pauvreté matérielle. Mais toi, liberté, cantique de la richesse formelle, tu mets partout une lumière et un sourire d’humanité. Ne séparez jamais dans mon esprit votre noble et souple enlacement. Car je veux me connaître moi-même, matière et objet de science ; car je veux me réaliser moi-même, forme, harmonie et objet d’amour.
 
(Auszug aus Le subjectivisme, 1909).

2 Kommentare:

Anonym hat gesagt…

Un lien qui pourrait vous intéresser:
http://theanarchistlibrary.org/library

nestor hat gesagt…

Merci! Je connaissais déjà le site, mais je vais l'ajouter à la "blogroll".