"(...) il reste que l’homme a une tendance innée aux créations imaginaires, à se sortir de sa condition naturelle, à se délivrer de ses instincts animaux. Il se veut grandir et c’est par cela que se fait le progrès moral des sociétés. Il imagine des hypothèses et c’est par elles qu’il est entraîné à découvrir. Cultivée sur ce plan, l’imagination est féconde. Le mal, c’est que trop souvent elle se satisfasse de soi et substitue le rêve à la pensée, la béatitude à l’action.
Par cette substitution, l’homme perd la faculté de raisonner juste, donc d’apprendre à se conduire seul ; il retombe aux chaînes des rites, parce que son jugement se satisfait des approximations d’une logique abstraite. Or si la logique est un instrument parfait de raisonnement, c’est à condition qu’elle parte de postulats vérifiés. Elle n’est pas par elle-même un critère d’exactitude. On raisonne avec une égale logique sur le vrai et. sur le faux. Un jugement n’est valable que si le postulat du raisonnement est vérifié, et il ne l’est que par sa coïncidence avec les faits observables…
En résumé, l’homme a conquis des avantages matériels sous l’empire de la nécessité. Il y a acquis un élargissement de la pensée objective, mais il n’a pas discipliné sa nécessaire imagination à ce qui est du domaine de ses facultés, c’est-à-dire à l’exploration et à l’appréhension du réel.
Comment peut-il acquérir cette discipline qui le gardera des embastillements de l’esprit ? Tout simplement de la même manière que sont conciliées les tendances au moindre effort qui suscitent l’invention des machines aux dépens de la santé physique : le sport, l’effort devenu jeu, rétablit l’équilibre. De même, la culture de l’esprit satisfait aux élans instinctifs qui portent l’homme à se dépasser, sans qu’il ait à renoncer les plaisirs de la chair que sa culture même l’incite à modérer naturellement. Plus un homme est cultivé et, surtout, éclectiquement cultivé, moins il offre de prise aux dogmes, aux truismes, aux conformismes. Plus il s’attache, en marge de sa spécialité, à prêter attention à des disciplines diverses, à se tenir au fait des choses du vaste monde, plus il devient délicat dans le choix de ses plaisirs et compréhensif des dilections d’autrui.
(...) Ainsi, resté biologiquement semblable à lui-même, le barbare que nous voyons réapparaître chez tant d’individus quand les troubles déchaînent et exacerbent les instincts de la brute refoulée, ce même homme se manifeste sociable, courtois et souvent généreux dans une ambiance sociale comme huilée de civilité. La culture accumulée et décantée a développé dans le milieu ce qui est profitable à l’humanité et tendu à inhiber ce qui lui est nuisible. Chaque individu participant de cette culture et baignant dans cette ambiance a fait épanouir le meilleur de sa nature et contraint ou masqué le mauvais. Il se produit à l’égard du cerveau et de la sensibilité exactement ce qui se produit à l’égard du corps. L’athlète, en cultivant, en développant ses muscles pour eux-mêmes, se délivre de surcroît des adiposités malsaines et de la méchante humeur que cause une mauvaise circulation.
Il semble donc qu’on puisse admettre que l’essentiel du progrès de l’homme réside dans l’approfondissement et la grande diffusion de la culture, sa liberté dans l’expression sans entraves de ses idées et la correction de la liberté dans la confrontation des idées aux faits. La liberté disparaît avec la culture quand les individus sont soumis à un enseignement dirigé, quel qu’il soit, et d’où sont bannis, l’opposition, la contradiction et le souple éclectisme, celui qui sert à s’informer et non à se dérober.
Le plus grand des crimes contre l’intelligence, c’est de conduire l’individu, au moyen d’un enseignement faussement objectif, à des réflexes subjectifs qui le rendent incapable de réagir à l’argument d’autorité. Une telle éducation est pire que la formation d’un subjectivisme religieux. La religion suppose la foi. Les inconséquences de la religion peuvent détruire la foi ou la soustraire aux impératifs des clergés temporels. Rien ne peut remédier à la déformation de jeunes cerveaux en qui est inculquée une rigoureuse méthode de raisonnement à sens unique. Mieux vaudrait ne pas raisonner que de raisonner systématiquement faux.
C'est quand elle aboutit à cette conception de l’unification imbécile d’un peuple qu’une révolution — quoi qui la justifie d’autre part — est une dangereuse réaction, un renversement de l’évolution et qu’il serait niais de la tenir pour un progrès quand même parce qu’elle s’appelle révolution. Un esprit libertaire ne saurait sans se nier se laisser aller à des attitudes dictées par le fétichisme des mots. Ce ne sont pas les mots qui comptent, mais leur contenu à une époque et dans des circonstances données. C’est à cette faculté de choisir sous les étiquettes et les emballages que commence l’exercice d’une liberté authentique, d’une liberté libertaire."