"Une commune de l’Italie avait un Conseil très avancé, à l’exception d’un individu regardé avec suspicion par ses collègues. Ce galeux proposa, un jour, d’adopter l’éclairage à l’huile, usité dans les autres parties de la péninsule. On en avait bien besoin car, en dépit des hautes vues du municipio, la ville était, chaque nuit, plongée dans les plus profondes ténèbres.
En entendant la proposition faite, un conseiller se leva, pâle d’indignation :
— Quoi ! bégaya-t-il, est-ce la peine de tenir en main l’éblouissant flambeau du progrès pour qu’on ose nous proposer la fumeuse lumière à l’huile, nous ravalant ainsi au rang des municipalités les plus arriérées ? Ne savez-vous pas que ce mode d’éclairage ne convient déjà plus aux besoins modernes, que partout, les spécialistes se livrent à d’ardentes recherches et qu’on est à veille de trouver mieux. L’éclairage à l’huile, jamais !
Il fut criblé d’applaudissements, et la commune demeura dans l’obscurité.
Quelques années après, le gaz avait, en effet, remplacé le combustible liquide : les édiles de la localité s’applaudissaient d’avoir si bien résisté aux objurgations du réactionnaire.
Celui-ci, cependant, ne craignit pas, un jour, de proposer le vote d’un crédit, permettant de s’éclairer au gaz comme dans les autres villes.
Les administrateurs communaux se regardèrent avec stupeur. Quoi ! cet incorrigible n’avait pas profité de la leçon des événements. S’éclairer au gaz, maintenant comme tout le monde : comme si le gaz était le dernier mot du progrès !
Le retardataire fut conspué d’importance et, comme on s’était passé de l’huile rétrograde, on se passa du gaz opportuniste.
Le temps s’écoula, amenant de nouveaux progrès : l’électricité, à son tour, détrôna le gaz.
— Eh bien, se disaient fièrement les conseillers, n’avons-nous pas eu raison de tenir bon ? Que de frais évités pour l’installation d’appareils que nous serions contraints de changer aujourd’hui, si nous avions eu la naïveté d’écouter ce ramolli !
Le « ramolli » osa pourtant demander l’éclairage à l’électricité ; mais, cette fois, on ne l’écouta même pas : on était fixé sur son état mental. S’il continue à siéger au Conseil, c’est par pure tolérance de ses collègues qui le considèrent comme irrémédiablement fou.
De cet apologue, j’en rapprocherai un, beaucoup plus court, raconté autrefois par Pouget.
Deux paysans se promenaient, un soir, sans mot dire, perdus dans la contemplation du firmament. — À quoi rêves-tu ? demanda l’un. — Je m’imaginais, répondit l’interpellé, — que le ciel était devenu un pré immense dont je me trouvais le propriétaire. — Et moi, fit le premier, qui ne voulait pas demeurer en reste d’imagination, il me semble que toutes les étoiles sont un troupeau de moutons m’appartenant et broutant dans ton pré. — Broutant dans mon pré ! Ah ! voleur !… Et les voilà qui se battent.
Les théoriciens absolus, se chamaillant pour la prévalence de leurs systèmes futurs, sont un peu semblables à ces deux campagnards.
Ce qui est certain, c’est que les États marchent à une immense dislocation politique et économique ; que d’autre part, la conscience individuelle a grandi, détruisant le prestige des gouvernants, apprenant peu à peu aux masses à penser et agir par elles-mêmes. Certes, le cri impérieux des besoins matériels inassouvis dominera au jour de la bataille, la voix des philosophes ; bien des heurts déconcerteront les timides, mais l’Humanité peut-elle abdiquer ses destinées ? Pourrait-elle, après avoir entendu l’appel des Reinsdorf, des Spies et des Parsons, retomber au troupeau servile, au communisme du couvent ? Ô Liberté ! Toujours trahie, saignante et mutilée, tu es incompressible, éternelle comme le progrès. Après être apparue aux esclaves antiques, aux Bagaudes et aux Jacques, avoir inspiré montagnards et hébertistes, éveillé l’Europe au clairon de la révolution, fait flotter le drapeau rouge de la Commune, tu devais jeter au vent, comme un verbe nouveau, le nom de la société sans maîtres : l’anarchie !"
(Auszug aus De la Commune à l'anarchie, Paris, 1894, S.289-292.)
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