Lettre à un désespéré (1939)
Vous m’écrivez que cette guerre vous accable, que vous consentiriez à mourir mais que vous ne pouvez supporter cette universelle sottise, cette lâcheté sanguinaire et cette naïveté criminelle qui croit encore que le sang peut résoudre des problèmes humains.
Je vous lis et je vous comprends. Je comprends surtout ce choix et cette opposition entre votre bonne volonté à mourir et votre répugnance à voir mourir les autres. Cela prouve la qualité d’un homme. Cela le met au rang de ceux à qui l’on peut parler. Comment ne pas désespérer en effet ? Bien souvent le sort de ceux que nous aimons s’est trouvé menacé. Maladie, mort, folie, mais il restait nous et ce à quoi nous avons cru ! Bien souvent les valeurs qui étaient notre vie ont failli crouler. Jamais ce sort et ces valeurs n’ont été plus menacés dans leur entier et en même temps. Jamais nous n’avons été si totalement livrés à l’anéantissement.
Je vous comprends mais je ne vous suis plus lorsque vous prétendez faire de ce désespoir une règle de vie et, jugeant que tout est inutile, vous retirer derrière votre dégoût. Car le désespoir est un sentiment et non un état. Vous ne pouvez demeurer sur lui. Et le sentiment doit laisser la place à une vue claire des choses.
Vous dites : « Et d’ailleurs, que faire ? Et que puis-je faire ? » Mais la question ne se pose pas d’abord comme ça. Vous croyez encore à l’individu, certes, puisque vous sentez bien ce qu’il y a de bon chez ceux qui vous entourent et en vous-même. Mais ces individus ne peuvent rien et vous désespérez de la société. Mais prenez garde que vous aviez répudié déjà cette société bien avant la catastrophe, que vous et moi savions que la fin de cette société était la guerre, que vous et moi le dénoncions et qu’enfin nous ne sentions rien de commun entre nous et elle. Cette société aujourd’hui est la même. Elle en est venue à sa fin normale. Et en vérité, à voir froidement les choses, vous n’avez pas plus de raisons de désespérer que vous n’en aviez en 1928. Exactement, vous en avez juste autant.
Et, tout bien considéré, ceux qui firent la guerre en 1914 avaient plus de raisons de désespérer puisqu’ils comprenaient moins les choses. Vous me direz que de savoir que 1928 était aussi désespérant que 1939 ne vous avance en rien. Cela n’est qu’apparent. Car vous ne désespériez pas totalement en 1928, au lieu que maintenant tout vous paraît vain. Si les choses n’ont pas changé, c’est que votre jugement est faux. Il l’est comme chaque fois qu’une vérité, au lieu de vous apparaître à la lumière du raisonnement, s’incarne dans le vivant. Vous avez prévu la guerre, mais vous pensiez l’empêcher. C’est ce qui vous arrêtait de désespérer totalement. Vous pensez aujourd’hui que vous ne pouvez plus rien empêcher. Là est le nœud du raisonnement.
Mais d’abord il faut vous demander si vous avez bien fait ce qu’il fallait pour empêcher cette guerre. Si oui, cette guerre pourrait vous paraître fatale et vous pourriez juger qu’il n’y a plus rien à faire. Mais je suis sûr que vous n’avez pas fait tout ce qu’il fallait, pas plus qu’aucun de nous. Vous n’avez pas pu empêcher ? Non, cela est faux. Cette guerre, vous le savez, n’était pas fatale. Il suffisait que le traité de Versailles fût révisé à temps. Il ne l’a pas été. Voilà toute l’histoire et vous voyez qu’elle pourrait être autre. Mais ce traité, ou telle autre cause, il peut encore être révisé. Cette parole de Hitler, on peut encore faire que sa loyauté soit inutile. Ces injustices qui ont appelé d’autres injustices, on peut encore les refuser et demander que leurs répliques le soient aussi. Il y a encore une tâche utile à accomplir. Vous supposez que votre rôle d’individu est pratiquement nul. Mais j’invertirai alors mon raisonnement précédent et je vous dirai qu’il n’est ni plus grand ni moindre qu’il n’était en 1928. Je sais d’ailleurs que vous n’êtes pas très assis sur cette notion de l’inutilité. Car je crois que vous n’approuverez guère l’objection de conscience. Et si vous ne l’approuvez pas, ce n’est point par manque de courage ni d’admiration. Mais parce que vous jugez qu’elle n’a aucune utilité. Vous avez donc déjà conçu l’idée d’une certaine utilité qui vous permet de suivre ce que je dis.
Vous avez quelque chose à faire, n’en doutez pas. Chaque homme dispose d’une zone plus ou moins grande d’influence. Il la doit à ses défauts autant qu’à ses qualités. Mais n’importe, elle est là, immédiatement utilisable. Ne poussez personne à la révolte. Il faut être ménager du sang et de la liberté des autres. Mais vous pouvez persuader dix, vingt, trente hommes que cette guerre n’était pas fatale, que des moyens de l’arrêter peuvent être tentés qui ne l’ont pas été encore, qu’il faut le dire, l’écrire quand on peut, le crier quand il faudra. Ces dix ou trente hommes à leur tour le diront à dix autres qui le répéteront. Si la paresse les arrête, tant pis, recommencez avec d’autres. Et quand vous aurez fait ce que vous devez faire dans votre zone, sur votre terrain, arrêtez-vous et désespérez à votre aise. Comprenez qu’on peut désespérer du sens de la vie en général mais non de ses formes particulières, de l’existence, puisqu’on n’a pas de pouvoir sur elle, mais non de l’histoire où l’individu peut tout. Ce sont des individus qui nous font mourir aujourd’hui. Pourquoi des individus ne parviendraient-ils pas à donner la paix au monde ? Il faut seulement commencer sans songer à de si grands buts. Comprenez donc qu’on fait la guerre autant avec l’enthousiasme de ceux qui la veulent qu’avec le désespoir de ceux qui la renient de toute leur âme.
(nach Témoins, No. 29, März 1962).
1 Kommentar:
Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le bonheur de tous les hommes, c'est celui de chacun.
L'écume des jours (1962), Boris Vian, éd. La Pléiade Œuvres romanesques complètes T1, 2010, XV., p. 382
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