Oktober 15, 2012

110 Jahre André Prudhommeaux

 
Les raisins de la colère

Depuis dix ans, la Hongrie, jadis grenier de l’Europe, avait faim, alors que ses nouveaux dirigeants lui avaient promis, après les ravages de l’occupation et de la guerre, des « lendemains qui chantent ». 
Dix ans de travail acharné pour sortir le pays de la misère n’avaient fait que l’y enfoncer davantage, parce qu’au fur et à mesure que les normes de travail s’élevaient, le parasitisme et la gabegie communiste s’enflaient, suçant la moelle du pays, sous prétexte d’industrialisation, de collectivisation, de défense de la Paix et d’entraide entre les patries socialistes. 
Longtemps les étudiants, les ouvriers, les paysans eux mêmes ont fait crédit au régime, les uns parce qu’ils comptaient prendre place parmi ses futures élites, les autres pour ne pas revoir le vieux féodalisme seigneurial, l’invasion, la guerre civile. Mais au nouveau féodalisme des policiers rouges, maîtres désormais de l’usine et des champs, il fallait – à défaut d’une efficience administrative restée nulle et qui s’abritait derrière les plus dérisoires prétextes (espionnage, sabotage, parachutages de doryphores, etc.) – il fallait, pour s’y draper révolutionnairement, un vêtement d’idéalisme et d’incorrup­tibilité. 
La longue patience du pays s’est épuisée le jour où, à la détresse écono­mique, s’est jointe la révulsion morale ; depuis le discours Khrouchtchev, le masque qui couvrait les infamies du stalinisme était tombé, et loin de multiplier les concessions qui eussent pu faire croire à une réforme substantielle, les Rakosi et les Geroe ne faisaient que se durcir dans leur attitude de gardes chiourme arrogants au service d’une puissance étrangère. 
Le ventre creux devant les boutiques vides, nargués par les voitures sovié­tiques ou américaines du « Chevrolétariat », harassés par un labeur de plus en plus inutile, les travailleurs hongrois savaient maintenant qu’on leur avait menti, que les procès de Budapest étaient l’œuvre de faussaires et de provo­cateurs en robe d’hermine, et que le régime était déshonoré. 
Il ne restait pour effacer tout à fait la légende des tzars rouges, « protec­teurs » des peuples, qu’à voir les « camarades ministres » requérir contre les manifestants l’aide des divisions blindées soviétiques, et les chars russes, à leur appel, broyer des milliers de cadavres sous leurs chenilles ensanglantées. 
Ce dernier pas a été franchi, et aujourd’hui, replacée sous le joug, c’est toute la population hongroise – moins les « impardonnables » enfermés dans leurs destins de bourreaux et de traîtres – qui apprend la nouvelle leçon d’une lutte unanime et non violente, contre la domination directe des armées soviétiques. 
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L’attitude des gouvernants russes fut longtemps incertaine ; mais on pouvait discerner deux possibilités stratégiques et politiques interchangeables. L’une consistait à établir autour de la Hongrie insurgée un solide cordon de forces, l’isolant du monde satellite, et de laisser le pays « cuire dans son jus », selon la tactique de retrait pratiquée par Thiers en 1871. Tandis que des apaisements seraient donnés aux Tchèques, aux Polonais, aux Yougoslaves, aux Roumains, aux Allemands de l’Est, comme prime à leur fidélité politique, un retour offensif serait préparé en Hongrie pour le jour où les luttes de factions, savamment entretenues, auraient achevé le pourrissement d’une Hongrie dévastée, divisée, démoralisée. L’autre consistait à marcher tout de suite en force contre les insurgés et à rétablir par la force l’autorité du gouvernement prorusse, qu’il serait ensuite possible de remanier selon les besoins de la répression et de l’assouplissement (ou du durcissement). Ces deux tactiques ont été, en fin de compte, successivement ou conjointement utilisées avec une duplicité et une brutalité inouïes. 
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Mais le destin de la Hongrie, comme celui de tous les pays d’au delà du Rideau de fer n’est pas uniquement suspendu à des mesures politiques et militaires. La racine sociale et économique des révolutions du passé, des troubles actuels et du devenir proche ou lointain de ces pays – c’est la question agraire, qui est en même temps la question des subsistances. Malgré tous les efforts déployés depuis près de quarante ans par le bolchevisme, d’abord pour s’emparer de pays industriels, puis pour industrialiser un empire qui a pris les proportions d’un hémisphère terrestre, Moscou ne domine encore, jusqu’à ce jour, que des nations à majorité rurale et paysanne, auxquelles il a d’abord donné le branle d’un liquidation légale des propriétaires fonciers comme classe, par la distribution des terres, puis qu’il a poussées de gré ou de force dans les voies d’une étatisation de l’agriculture, par la pénalisation économique, politique et sociale de l’exploitation familiale et par l’introduction massive des formes bureaucratiques et militaires préconisées par Marx (la fameuse « armée de la production agricole » du Manifeste communiste). Or (en dépit de l’expérience tentée par les autorités militaires allemandes en 1914 1918 dans les pays occupés, et qui tendait à renouveler le système des Pharaons et des Incas), la bureaucratie et le militarisme sont inapplicables à l’agriculture ; c’est l’exploitation familiale, complétée par l’organisation coopérative volontaire, qui reste, de nos jours, la forme normale et naturelle de mise en valeur du sol cultivé. En vain, les Partis communistes s’acharneront ils à imposer un encasernement aux masses paysannes, en les divisant socialement contre elles mêmes, en les soumettant aux pressions du dirigisme économique, ou de la discrimination et du terrorisme politiques. Aussi longtemps qu’ils n’abandonneront pas définitivement le système des kolkhoses, des sovkhoses (et des Agrovilles chères à Nikita Khrouchtchev), c’est à dire aussi longtemps qu’ils ne cesseront pas d’être communistes en matière agraire – les marxistes se heurteront à la grande contradiction qui oppose les exigences techniques de l’agriculture à leur programme social, et ils ne récolteront que les raisins de la colère paysanne. 
Au delà de tout impératif politique, c’est cette colère qui demeure à l’œuvre en Hongrie – et, avec elle, la revanche des choses sur le prométhéisme marxien. On ne planifie pas une production agricole, et surtout on ne la bureaucratise pas, sans la tuer. En vain, pour renforcer la dictature des villes, les soviétiques s’acharnent ils à multiplier leur population par deux, par dix ou par cent, augmentant du même coup le nombre des bouches à nourrir de l’intelligentzia et du prolétariat industriel. En vain infestent ils la campagne elle même de policiers, de gratte papier et de ronds de cuir chargés de domestiquer l’espèce paysanne. Une paysannerie asservie, famélique et terrorisée ne peut nourrir décemment ni le prolétariat industriel érigé en « classe dominante », ni même le « chevrolétariat » qui en est la partie profiteuse. Et tôt on tard, ces deux classes ne pourront que se joindre à la paysannerie elle même pour exiger que l’on tienne compte de l’ordre naturel des choses, et que l’on ne prétende plus cultiver la terre selon les recettes improvisées par Karl Marx il y a plus de cent ans, en toute ignorance des choses de la terre. 
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Quelle que soit l’issue de la crise hongroise, une « amélioration » économique quelconque et une « détente » politique ne pourront être obtenues que par la pratique d’une saine physiocratie. En étranglant le parti des petits propriétaires paysans, qui l’emportait par trois millions de voix en Hongrie aux dernières élections libres (contre huit cent mille voix communistes), c’est la poule aux œufs d’or que Rakosi a tuée, comme l’ont fait Lénine, Trotzki et Staline en liquidant le parti socialiste révolutionnaire des « koulaks » russes triomphant à une immense majorité aux dernières élections libres des Soviets et de la Constituante. Béria, assassiné par les grands bureaucrates du Parti pour avoir voulu libéraliser l’agriculture, Malenkov écarté du premier plan pour avoir esquissé un glissement dans ce sens, verront ils leurs successeurs adopter leur politique de décollectivisation ? Cela est peu probable, mais tant qu’ils ne l’auront pas fait, la, formule restera tristement valable : « À l’Est rien de nouveau ».

Aus Témoins, 14, Herbst 1956.

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