Dezember 27, 2011

190 Jahre Joseph Déjacque

Heute ein Ausblick in die Welt des Jahres 2858, eine sehr fourierisierende Utopie aus dem Libertaire des Joseph Déjacque:
"Dix siècles ont passé sur le front de l’Humanité. Nous sommes en l’an 2858. —Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l’Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu’une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l’industrie, de l’agriculture, de l’architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l’étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l’utopie !
Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du XIXe siècle au temps originaire de l’humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n’ont encore d’autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l’intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d’état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroces et des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l’horreur, le chaos !
Eh bien ! l’utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l’avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s’est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d’hommes et d’institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d’informe et de hideux que l’éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses mœurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrent de bronze allongés sur leurs affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons, de tolérance et de Saint-Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d’églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d’évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal léchés, métallivores et carnivores qui souillent de leur débauche et font saigner sous leur griffe la chair et l’intelligence humaines ; la Civilisation, avec son Evangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes — ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans leurs anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d’un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous le broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d’un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son choléra-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l’éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l’origine du globe, l’homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbottant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l’utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c’est-à-dire quelque chose d’hyperboliquement bon, d’hyperboliquement beau, quelque chose d’ultra et d’extra-naturel, le paradis de l’homme sur la terre. (...)

Et d’abord, la Terre a changé de physionomie. A la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs cimes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l’on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l’on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L’air, le feu, et l’eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l’homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L’électricité porte l’homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l’on mettrait aujourd’hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d’irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d’innombrables troupeaux destinés à l’alimentation de l’homme. L’homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l’électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d’une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminées par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d’eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu’un ruisseau. L’homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu’on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l’ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s’inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s’épanouissent à ciel découvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l’homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l’hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il en reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd’hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l’emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d’une épaisseur et d’une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaireses, étagées les unes sur les autres et plantées d’arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n’a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries, une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d’un point à un autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée; puis, enfin, une avenue recouverte d’un épais et moelleux tapis. Tout le long de ces avenues sont échelonnés des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils en bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s’épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles en marbre blanc. De distance en distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malaquite, en granit, en cailloux, en coquillage et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l’harmonie. Leur forme, variée à l’infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, oeuvres d’habiles artistes, animent par d’idéales fantaisies ces urnes d’où, le soir, jaillissent avec des flots et des jets d’eau limpide des jets et des flots de lumière, cascades de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d’une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n’est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c’est quelque chose de témérairement beau, d’audacieusement gracieux, c’est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c’est souple et c’est nerveux ; cette ornementation est à l’ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte-crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries, et s’y marient harmonieusement. Sur des fonds d’or et d’argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d’érable, en bois d’ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévères courent en relief des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l’unité. D’opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, du côté externe, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. A l’intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faite un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendent ou qui y montent au moyen d’un balcon mobile s’élevant ou s’abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l’ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d’un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d’avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d’amusements et de récréations, pour l’âge viril comme pour l’âge enfantin. Dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe qu’on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d’une richesse et d’une élégance féerique. Ces pavillons, à leur étage inférieur, sont autant de péristyles par où l’on entre dans l’immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d’explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c’est un parc parsemé de massifs d’arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eaux vives et eaux dormantes, se carrent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d’étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvre-feuille et d’aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d’oeuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d’une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C’est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d’oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s’amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés, et ils s’en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l’épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l’homme les plus gracieuses courbes ; et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d’électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d’un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l’harmonie s’élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d’argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d’un croissant et d’une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l’autre à gauche, servant d’agrafes à deux ailes également de flamme vive. C’est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faille être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s’écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l’intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sortie de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut, —mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n’élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n’eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir. C’est qu’il faut mieux qu’une intelligence de cire pour tenter l’ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d’auditeurs d’entendre distinctement toutes les paroles de l’orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d’optique admirablement perfectionnés, permettent d’en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.
Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi l’aspect grandiose de l’Océan. Vu par les yeux de l’Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m’apparaissaient plus que sous la forme d’un verre d’eau. Ce que c’est que l’homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule ou déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l’utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J’entendis parler de projets tellement au dessus du vulgaire que c’est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d’intelligence capable seulement d’en comprendre le plus petit mot.
Ce monument dont j’ai essayé de donner un croquis, c’est le palais ou pour mieux dire le temple des arts et des sciences, quelque chose dans la société ultérieure comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C’est le point central où viennent aboutir tous les rayons d’un cercle et d’où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s’appelle le Cyclidéon, c’est-à-dire 'lieu consacré au circulus des idées', et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c’est l’autel du culte social, l’église anarchique de l’utopiste humanité.
Chez les fils de ce nouveau monde, il n’y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas être esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Etant libres, ils n’ont de culte que pour la Liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n’a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d’eux porte en soi sa loi et son prophète, son coeur et son intelligence. Il ne font pas à autrui ce qu’ils ne voudraient pas que leur fit autrui, et ils font à autrui ce qu’ils voudraient qu’autrui leur fit. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu’on attente à leur libre volonté, ils n’attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l’amour et multiplier par l’amour. Hommes, ils rendent au centuple à l’Humanité ce qu’enfants ils ont coûté de soins à l’Humanité ; et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu’ils n’ont qu’une mère commune, l’Humanité, qu’ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l’harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui est sociable ne peut se mouvoir que par elle, qu’elle est la pensée universelle, l’unité des unités, la sphère des sphères, qu’elle est immanente et permanente dans l’éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l’anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu’ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s’ouvrent ; la sympathie, l’amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur coeur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l’amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l’Inconnu.
Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d’oeuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L’homme est son roi et son Dieu. —'Moi et mon droit', telle est sa devise.
Sur l’emplacement des principales grandes villes d’aujourd’hui, l’on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j’ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelquefois ce n’étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C’est à l’occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l’intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L’agriculture y avait apporté ses gerbes, l’horticulture ses fleurs et ses fruits, l’industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L’architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.
Ce n’était pas un concours comme nos concours. Il n’y avait ni jury d’admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule juge souveraine. C’est pour complaire à cette puissance de l’opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c’est elle qui, en passant devant les oeuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l’émulation, pour les faibles comme pour les forts. C’est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu’ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu’ils s’en sont plus ou moins écartés ; et l’avenir se charge de ratifier ses maternelles observations. Et tous ses fils se grandissent à l’envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l’orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux."
Aus: Joseph Déjacque, "L'humanispère. Utopie anarchique", in Le Libertaire. Journal du mouvement social, no. 6-7, New York, 21. September/25. Oktober 1858.

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